Le XXIe siècle commença dramatiquement – avec un krach boursier qui dura de 2000 à 2002, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et deux interventions militaires au Moyen-Orient. En Suisse, l’immobilisation de la flotte de Swissair en octobre 2001 fut un grand choc pour le monde politique et économique. Néanmoins, la tendance vers une intégration économique mondiale se poursuivit. En décembre 2001, la Chine devint membre de l’Organisation mondiale du commerce. La part du commerce mondial dans la création de valeur globale continuait à augmenter, les marchés des capitaux nationaux se fondaient progressivement en une seule plate-forme. Les distances se réduisaient encore.
La réglementation internationale sous l’étoile anglo-saxonne continuait, elle aussi, à progresser. Le krach boursier renforça même cette tendance, car il fut accompagné de plusieurs scandales financiers, qui requéraient un meilleur contrôle de l’État. Enron et Worldcom aux États-Unis, Comroad et Holzmann en Allemagne ainsi que Parmalat en Italie furent les cas les plus connus à l’étranger. En Suisse, les bilans comptables erronés de l’entreprise medtech Jomed, du groupe Erb ainsi que des banques cantonales, vaudoise et de Genève, déclenchèrent des discussions. Le « cas Enron » fut décisif pour la branche de l’audit et du conseil. Car, avec le groupe énergétique américain, son organe de révision – Arthur Andersen – s’effondra également suite à une accusation pour entrave à la justice. Il ne resta donc plus que les « Big Four » : PWC, KPMG, Ernst & Young et Deloitte. La con- fiance dans le secteur de l’expertise comptable était ébranlée et il en résulta une réglementation massive de la branche dans le monde entier. La compatibilité de services de révision et de conseil chez le même client fut fortement limitée.
L’affaire Lehman Brothers en septembre 2008 déclencha une nouvelle vague de chocs. Les marchés financiers frôlèrent l’infarctus, car des banques considérées comme sérieuses cessaient soudain d’être des contreparties fiables. Grâce à l’intervention courageuse des banques centrales et des programmes d’aide au secteur bancaire, l’effondrement du système financier fut évité. La crise, pour sa part, fut à l’origine d’une nouvelle vague de réglementations. La branche de l’audit et du conseil n’en fut toutefois pas concernée directement, car elle n’avait pas participé à l’émergence du boom immobilier américain. Mais la nouvelle réglementation du secteur financier eut des conséquences indirectes. Les banques et les compagnies d’assurance furent obligées d’adapter leurs systèmes de contrôle internes, ce qui généra de nouveaux mandats de conseil aux entreprises.
Pour la filiale suisse d’Ernst & Young – rebaptisée EY Suisse en 2013 –, les années incertaines qui ont suivi l’affaire Enron n’étaient nullement une phase de crise et de stagnation. L’environnement était certes devenu plus volatil et soumettait la réglementation croissante à de douloureuses adaptations. EY Suisse a toutefois pu se développer, sans devoir se débarrasser de l’ancien modèle d’affaires. L’expertise comptable demeure l’ADN de l’entreprise et cet ADN continue d’être développé avec des activités de conseil en pleine expansion. De même, l’objectif fondamental n’a pas changé. EY Suisse souhaite répondre au mieux aux besoins des clients, mais seulement à la condition que l’indépendance de l’audit et du conseil demeure garantie. L’histoire d’EY Suisse commença il y a 100 ans en tant que filiale d’une grande banque bâloise; aujourd’hui elle est une grande entreprise autonome, occupant une position dominante sur le marché. Elle peut assumer plus que jamais sa fonction de générateur de confiance.
En 2001, cinq géants de l’expertise comptable se partageaient la majeure partie du marché mondial : PWC, Ernst & Young, KPMG, Deloitte et Arthur Andersen. Un an plus tard, Arthur Andersen – une société active dans le monde entier et comptant 85 000 collaboratrices et collaborateurs – avait littéralement implosé. Que s’était-il passé ? Arthur Andersen LLP était l’organe de révision du groupe énergétique américain Enron, depuis la fondation de celui-ci en 1985. Enron gérait des pipelines et était actif dans le négoce de gaz et d’électricité. Le groupe employait quelque 20 000 collaborateurs, enregistra en 2000 un chiffre d’affaires de plus de cent milliards de dollars et fut désigné « America’s Most Innovative Company » six années de suite par le magazine « Fortune ».
En 1998, le prix d’une action Enron augmenta de 89 %, un an plus tard de 58 % supplémentaires. On dut cette énorme progression non seulement à l’affluence habituelle d’investisseurs lors d’un boom boursier, mais aussi aux bilans enjolivés. Le groupe dissimulait des engagements à hauteur de plusieurs milliards dans des filiales aux noms fantaisistes tels que Jedi, Raptor ou Merlin, qui parfois ne figuraient pas dans les comptes consolidés, ce qui était contraire à la loi. Parallèlement, il notait avec enthousiasme des contrats à long terme difficiles à évaluer à l’aide de modèles informatiques, afin d’augmenter les recettes présentées. En conséquence, le groupe énergétique Enron apparaissait plus rentable qu’il ne l’était. Son management en bénéficia à titre personnel, car les salaires variables étaient couplés à l’évolution des actions. Le château de cartes s’effondra en avril 2001, lorsqu’Enron présenta un bénéfice alors que les données financières détaillées indiquaient des pertes. La direction de l’entreprise dut corriger les chiffres et reconnut pour finir avoir présenté des bénéfices trop élevés de 1995 à 2000. C’était le début de la fin. Le cours de l’action avoisina zéro et Enron dut déposer son bilan en décembre 2001.
L’organe de révision Arthur Andersen fut emporté dans le tourbillon. Comment le groupe Enron était-il parvenu à falsifier les bilans durant des années sans que les réviseurs ne s’en aperçoivent ? Les interrogatoires devant le tribunal révélèrent que les réviseurs d’Arthur Andersen s’étaient montrés sceptiques face aux pratiques avec les filiales non consolidées d’Enron. Mais malgré leurs doutes, ils conservèrent ce dernier comme client. On découvrit également qu’Arthur Andersen avait détruit des tonnes de dossiers concernant Enron et supprimé les e-mails correspondants. Il en résulta, en mai 2002, une mise en accusation pour entrave à la justice. La confiance dans la société d’audit tomba au plus bas dans le monde entier. Elle perdit de plus en plus de clients. En juin 2002, elle fut condamnée à une sanction pénale pour manipulation de documents. Bien que les tribunaux aient révisé le verdict trois ans plus tard pour manque de preuves, ce fut sans conséquences, car Arthur Andersen n’existait déjà plus.
L’implosion d’Arthur Andersen montre de façon impressionnante à quel point les sociétés d’expertise comptable sont tributaires de leur réputation. Si elles perdent la confiance de leurs clients, elles peuvent vite disparaître. Dans le cas d’Arthur Andersen, toutes les filiales en dehors des États-Unis étaient également concernées, car elles ne pouvaient pas survivre sans le réseau international avec les États-Unis comme principal marché.
En Suisse, Arthur Andersen employait quelque 750 collaborateurs. Le CEO était l’expert fiscal Peter Athanas, qui avait obtenu son doctorat à l’université de Saint-Gall auprès de l’ancien membre du conseil d’administration d’ATAG et professeur de droit fiscal Ernst Höhn, avant de rejoindre Andersen Suisse. Interrogé sur sa réaction à la mauvaise nouvelle en provenance des États-Unis, Peter Athanas répondit : « Il ne s’agissait pas d’une nouvelle désastreuse, mais d’une avalanche de mauvaises nouvelles. Au sein de la direction, nous avons passé chaque nuit à imaginer tous les scénarios allant du meilleur au pire. Lorsque nous commencions à lire la presse le matin dès 5 heures, la situation était pire que le scénario le plus terrible que nous avions imaginé. C’était une catastrophe. » Lorsqu’il fut clair que la société mère ne survivrait pas, Arthur Andersen Suisse dut chercher de nouveaux partenaires. Les candidats potentiels ne manquaient pas, car la société jouissait d’une excellente réputation dans la branche. Le président du conseil d’administration d’ATAG, Urs Widmer, savait qu’il fallait, dans la mesure du possible, s’associer avec Arthur Andersen. De cette association résulterait « une puissante entreprise avec une large adhésion ». Selon le responsable d’EY International, Rick Bobrow, la fusion avec les sociétés d’Arthur Andersen était pour Ernst & Young la dernière possibilité de connaître une croissance exceptionnelle en Europe.
Mais Arthur Andersen ne répondit pas aux premières demandes d’Ernst & Young Suisse car, au niveau européen, l’entreprise négocia d’abord avec KPMG. Les entretiens allaient bon train, mais étaient de plus en plus difficiles; finalement, ils n’aboutirent pas. On se tourna donc à nouveau vers Ernst & Young. Les conditions pour une fusion égalitaire n’étaient pas réunies en Suisse : avec ses 1800 salariés, Ernst & Young était beaucoup plus importante qu’Arthur Andersen qui, après ses négociations interrompues avec KPMG, se trouvait dans une position de faiblesse. « Un comportement habituel aurait consisté à placer Andersen devant le choix du ‹ c’est à prendre ou à laisser › », se rappelle Andreas Müller, l’un des négociateurs d’Ernst & Young. « Mais les collaborateurs d’Arthur Andersen étaient particulièrement qualifiés et la société avait de très bons clients. Si bien que nous souhaitions absolument intégrer ces gens dans notre entreprise. » Les négociations furent donc « dures, mais équitables » et une fois que la Commission de la concurrence eût donné son feu vert, Ernst & Young reprit, dans le cadre d’un asset deal, l’infrastructure nécessaire sans pour autant reprendre les engagements d’Andersen Suisse. De par le monde, 55 des 84 sociétés nationales d’Arthur Andersen devinrent partie intégrante d’Ernst & Young. La plupart des autres sociétés d’Arthur Andersen, dont celles en Angleterre, en Espagne et aux Pays-Bas, fusionnèrent avec Deloitte.
Pour assurer le bon déroulement de la fusion en Suisse, des cadres d’Arthur Andersen furent intégrés au plus haut niveau à la direction d’Ernst & Young. Andreas Müller, qui avait été élu président du conseil d’administration par les partners, renonça à ce poste au profit de Peter Athanas, afin de garantir l’équilibre au sein de la direction de l’entreprise. Urs Widmer se démit de sa fonction car il avait atteint la limite d’âge fixée en interne. Au sein de la direction générale siégeaient les partners d’Ernst & Young, Peter Bühler, Ancillo Canepa, Stephan Hitz, Jürg Scheller, René Stauber et Andreas Müller (CFO), ainsi que les anciens partners d’Arthur Andersen, Stephan Kuhn et Ronald Sauser. Marcel Maglock demeura le CEO.
Mais cette constellation ne dura pas. Un an à peine après la fusion, un nouveau changement fut opéré au niveau de la direction, cette fois par nécessité : Ernst & Young avait évalué les bons de participation d’un client qui s’était retiré de la Bourse. Le CEO eut, par hasard, vent du prix d’achat proposé et utilisa cette information à son avantage. Lorsque l’action fut découverte dans le cadre d’une enquête boursière, le conseil d’administration d’Ernst & Young réagit sans tarder. Il décida à l’unanimité de se séparer immédiatement de son CEO, ce qui eut lieu d’un commun accord. On en vint donc à une nouvelle redistribution : Peter Athanas troqua sa casquette de président contre celle de CEO et l’ancien CFO, Andreas Müller, devint président du conseil d’administration. L’expert-comptable diplômé occupa également de 2001 à 2003 la fonction de président de la Chambre fiduciaire. Marcel Maglock fut condamné, un an et demi plus tard, pour délit d’initié. Sous la houlette de Peter Athanas et d’Andreas Müller, un nouvel ensemble naquit des différentes cultures d’entreprise d’Ernst & Young et d’Arthur Andersen. ATAG était depuis toujours une société axée sur la compétence, se définissant par des collaborateurs bien formés. Peider Mengiardi considérait les « capacités intellectuelles et les caractéristiques personnelles » des salariés comme une qualité décisive dans la branche. En outre, ATAG était une société présente sur le plan régional, qui pouvait se prévaloir d’une longue tradition sur le marché suisse et dont le segment de clientèle allait de la petite entreprise à la multinationale. À l’échelle internationale, elle était membre du réseau encore peu dense d’Ernst & Young.
Arthur Andersen Suisse, en revanche, était la filiale de sa société mère américaine et faisait donc partie intégrante d’une société internationale uniforme, dont les collaborateurs jouissaient d’une formation homogène partout dans le monde. L’uniformité de leur formation et leur détermination leur valurent même le surnom d’« Andersen Androids » dans la branche. La compétence jouait donc également un rôle central chez Arthur Andersen. Outre l’unité internationale, la différence la plus significative avec ATAG était la politique de prospection du marché plus agressive poursuivie par Arthur Andersen.
« Cette conception du marché qu’avaient les employés d’Arthur Andersen se combinait idéalement avec le pragmatisme et les compétences des collaborateurs d’ATAG », se rappelle Peter Athanas. Avec Arthur Andersen dans son giron, Ernst & Young Suisse redéfinit le rôle des partners : en tant que force de travail la plus chère de l’entreprise, ils devaient déléguer les tâches au lieu de les effectuer eux-mêmes. Cela permettait de motiver les cadres inférieurs, en leur confiant des tâches complexes. De même, les partners devaient aussi conseiller eux-mêmes les clients et ne pas limiter leur rôle aux fonctions de direction.
Les faillites survenues dans les premières années du XXI siècle avaient imposé l’intervention des autorités. Il fallait rétablir la confiance ébranlée du public dans la gouvernance d’entreprise, l’expertise comptable et le marché des capitaux – entre mars 2000 et juillet 2002, la capitalisation boursière avait chuté de moitié aux États-Unis. En l’espace de six mois, les sénateurs américains Paul Sarbanes et Michael Oxley rédigèrent la loi Sarbanes-Oxley (SOX), qui entra en vigueur avec la signature de George W. Bush le 30 juillet 2002. Depuis les lois des années trente, qui avaient fait suite à la crise économique mondiale, il s’agissait de la réglementation la plus profonde du marché des capitaux, de l’expertise comptable et du management aux États-Unis.
L’État instaura des mesures relatives au contrôle des comptes annuels. La SOX renforçait sensiblement les exigences d’indépendance des réviseurs. La prestation parallèle de services extérieurs à la mission d’audit auprès de clients cotés en Bourse, que la SEC avait déjà restreinte dans les années nonante, fut plus étroitement circonscrite. De même, les conseils d’administration des entreprises étaient désormais tenus de désigner un comité d’audit (Audit Committee) qui approuve en amont toutes les prestations de la société de révision. En outre, le partner en chef d’un mandat de révision devait être remplacé tous les sept ans, et les organes de révision ont l’obligation d’évaluer le système de contrôle interne de l’entreprise. Pour finir, l’institution du PCAOB (Public Company Accounting Oversight Board) aux États-Unis initia le passage d’une autorégulation de la profession vers une surveillance de l’État. Aux États-Unis, le PCAOB surveille les sociétés d’audit qui vérifient les comptes des entreprises cotées en Bourse.
Le rayonnement international de la SOX était considérable. En 2006, la 8 directive de l’UE, également connue sous le nom d’EuroSox, fut adoptée. La Suisse suivit le mouvement. Le Code des obligations fut modifié en 2007 et la loi sur la surveillance de la révision (LSR) entra en vigueur. Depuis l’introduction de ces nouvelles dispositions en Suisse, la dimension de l’entreprise, indépendamment de sa forme, détermine si celle-ci est assujettie à un contrôle ordinaire ou restreint. Le contrôle restreint doit épargner aux PME les charges administratives et financières liées à un contrôle ordinaire. Un pendant helvétique au PCAOB fut créé avec l’Autorité de surveillance en matière de révision (ASR). Désormais, non seulement les organes de révision de banques mais aussi les cabinets qui auditaient des sociétés ouvertes au public étaient soumis à la surveillance de l’État. L’autoréglementation de la branche par la Chambre fiduciaire en fut restreinte, même si elle continua de jouer un rôle essentiel pour le droit de la profession et les règles de déontologie. En Suisse aussi, les exigences en matière d’indépendance des réviseurs furent durcies. Les règles pour la prestation parallèle de services d’audit et de conseil chez un même client furent précisées. Tant qu’une société d’audit ne contrôle pas des situations résultant des conseils fournis par ses soins, les services demeurent compatibles dans les moyennes entreprises. Quant aux sociétés cotées en Bourse, elles peuvent généralement être soit clientes d’audit soit clientes de conseil. Cette règle entraîna une certaine déconnexion de l’audit et du conseil, qui n’est pas sans soulever de problème. Dans la mesure où les mandats d’audit sont beaucoup moins lucratifs, et néanmoins plus risqués, que les mandats de conseil, les cabinets d’audit doivent se demander s’ils souhaitent accompagner les clients importants en qualité de réviseur ou de conseiller. Globalement, la réglementation s’avéra salutaire pour la profession, car l’indépendance des réviseurs et le crédit des sociétés d’audit furent durablement renforcés. Il est vrai que la SOX occasionna des dépenses de mise en conformité dans un premier temps. Pour des motifs d’indépendance, Ernst & Young se sépara de Libera, une société acquise au début des années nonante, qui était spécialisée dans le conseil pour les caisses de pension et accomplissait un travail remarquable. L’introduction de contrôles internes dans les sociétés cotées en Bourse généra de nouveaux mandats de conseil. L’offre de services pluridisciplinaires d’Ernst & Young put être conservée. En clair, il fut décidé de maintenir sous un même toit l’expertise comptable, la gestion de risques, le conseil fiscal, le conseil juridique, les prestations de transactions, ainsi que les services de comptabilité, mais en appliquant ce principe : « Nous n’auditons pas ceux que nous conseillons ».
Aussi, Ernst & Young aborda-t-elle cette période tumultueuse dans l’audit avec une promesse de qualité. Selon un entretien avec Rick Bobrow, CEO d’EY Global, retranscrit intégralement dans le rapport de gestion de 2001/2002, il convenait d’améliorer encore la qualité des prestations, qui avait toujours été le fondement des activités d’Ernst & Young. Le slogan de la société « From thought to finish » fut changé en « Quality in everything we do ». Pour garantir cette qualité, les directives internes furent renforcées. En 2005, on publia un code de conduite unifié à l’échelle mondiale, et l’indépendance formelle des collaborateurs fut désormais surveillée. L’objectif était de tenir cette promesse explicite faite au marché d’instaurer la confiance en tant que plus-value. Un an à peine après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi suisse sur la révision, la banque d’investissement Lehman Brothers fit faillite aux États-Unis. L’étincelle d’une crise économique, dont les retombées sont encore perceptibles aujourd’hui, venait d’être allumée. Ernst & Young ressentit les restrictions budgétaires pour le conseil dans les entreprises. En 2010 et 2011, le chiffre d’affaires et les effectifs diminuèrent. Par crainte d’un effondrement bancaire, les salaires furent versés suffisamment tôt.
De même, la crise déclencha des discussions sur le rôle de l’expertise comptable. En 2014, la réglementation fut encore durcie dans l’Union européenne. Par exemple, les grands groupes doivent désormais remplacer l’organe de révision, au lieu des réviseurs responsables, après dix ou vingt années. L’intention sous-jacente est d’assouplir de facto l’oligopole effectif des « Big Four ». Mais cette mesure omet le fait que seuls quatre acteurs, issus de multiples fusions, disposent du réseau mondial requis pour auditer des entreprises d’envergure internationale.
Pour Ernst & Young, l’intégration d’Arthur Andersen fut une conséquence bénéfique de ces tumultueuses années deux-mille. Mais il y en eut une autre moins heureuse. Dans l’affaire de la Banque Cantonale de Genève, qui était vouée à la faillite sans le soutien financier du canton, Ernst & Young se vit confrontée à une énorme demande en dommages-intérêts.
Les actions en responsabilité n’étaient pas une nouveauté dans la branche. L’organe de révision étant l’instance avec les « poches les plus profondes », les sociétés d’audit se voient souvent confrontées à des prétentions en cas de faillites. Dès l’entre-deux-guerres, la Fiduciaire Générale SA avait accumulé des réserves pour pouvoir faire face à de telles situations. Par la suite, des contrats d’assurance furent souscrits. Vers la fin du XX siècle toutefois, les prétentions à l’encontre des sociétés d’audit furent de plus en plus nombreuses et en 2005, les plaintes déposées contre les « Big Four » se montaient à plus de 50 milliards de dollars à l’échelle internationale. C’était une somme suffisante pour rayer la profession plusieurs fois de la carte.
Dans l’affaire de la Banque Cantonale de Genève, Ernst & Young se retrouva justement dans cette situation. Le 28 février 2003, le canton de Genève déposa une plainte civile contre la société d’expertise comptable pour un montant total de 3 096 407 196 francs. Comment avait-il été possible d’en arriver là ? La BCGE, qui était née en 1994 d’une fusion entre la Caisse d’épargne de la République et canton de Genève et la Banque hypothécaire du canton de Genève, avait fait un faux pas peu après sa création. En excluant des crédits douteux des comptes et en renonçant à la constitution de provisions correspondantes, elle put présenter toutefois des bilans irréprochables entre 1996 et 1998. La banque dut finalement être sauvée. Un fonds de renflouement cantonal reprit les titres douteux pour un montant de 5 milliards de francs. Par la suite, des plaintes furent déposées contre le président du conseil d’administration, la direction de la banque, et deux réviseurs d’Ernst & Young. Il leur était reproché d’avoir violé leurs obligations dans le cadre de leur mandat d’audit. Selon des avis internes et externes, le risque d’une condamnation était élevé. On s’orienta donc vers un accord amiable. L’affaire allait peser comme une épée de Damoclès sur la société. « Certaines personnes ne souhaitaient pas devenir partners, par crainte de devoir remettre leur propre capital aux plaignants », se souvient Bruno Chiomento dans un entretien. « Les anciens d’Arthur Andersen savaient aussi que dans une société de services professionnels, on pouvait se retrouver très vite face au néant ». Début 2009, Bruno Chiomento succéda à Peter Athanas au poste de CEO et Country Managing Partner. Originaire de Bâle, cet économiste de formation était entré comme auditeur chez ATAG vers la fin des années huitante, puis il avait obtenu le diplôme de Certified Public Accountant (CPA) à New York. En janvier 2012, il se rendit à Genève pour conclure les négociations avec les plaignants. Après plusieurs années de querelles juridiques, on s’accorda sur une compensation de 110 millions de francs. En contrepartie, le Canton de Genève renonçait à toute poursuite civile ou pénale contre la société d’audit. Avec le concours de toutes les parties, il fut possible de réunir la somme sans anéantir le patrimoine des partners. Ernst & Young put compter ici sur l’assurance du réseau international et sur une provision antérieure à 1998.
Ce changement de CEO fut suivi d’autres remplacements au sein d’organes de direction. À partir de 2009, Michael Riesen, Thomas Stenz, Stefan Amstad, Dominik Bürgy, Louis Siegrist et Willy Hofstetter siégèrent aux côtés de Bruno Chiomento à la direction générale d’Ernst & Young SA. Thomas Stenz fut élu pour succéder à Andreas Müller à la tête du conseil d’administration d’ATAG Ernst & Young Holding SA. L’ancien partner d’Arthur Andersen était aussi membre du comité de la Chambre fiduciaire et de la Commission des Swiss GAAP RPC. Hans Isler et Georg Graf Waldersee étaient les deux autres membres du conseil d’administration.
L’affaire de Genève allait jeter son ombre sur le processus d’intégration en cours vers une organisation globale. L’année 2008 marqua un changement décisif à cet égard. Les 87 sociétés nationales du réseau mondial se regroupèrent au sein d’une entité appelée EMEIA (Europe, Moyen-Orient, Inde et Afrique). Les régions Amériques, Asie-Pacifique et Japon furent créées parallèlement. Le projet initial d’une association basée sur le capital entre la société helvétique ATAG Ernst & Young et la société européenne EY Europe LLP fut toutefois écarté. On voulait éviter que d’éventuels engagements liés au litige genevois ne soient transférés aux sociétés internationales. Pour finir, l’entreprise suisse céda à EY Europe LLP simplement l’usufruit des actions détenues par le pool de partners. Dès lors, le capital restait en possession des partners suisses, mais le contrôle passait entre les mains d’EMEIA.
Grâce à cette mesure, Ernst & Young put se développer et devenir la société d’audit et de conseil la plus intégrée parmi les
« Big Four » au plan international. Désormais, les partners suisses étaient des partners EMEIA, et un système d’incitation mondial fut introduit. Lors de sa création, EMEIA réunissait environ 62 000 collaborateurs, contre 112 871 aujourd’hui. Avec un chiffre d’affaires de 11 758 000 dollars aujourd’hui (EY Global : 29 626 000), il s’agit, de loin, de la plus importante des quatre régions d’EY Global. Plusieurs entités coexistent au sein de la zone EMEIA. La Financial Service Organisation (FSO) regroupait dans une organisation transfrontalière tous les collaborateurs d’Europe travaillant dans le secteur des banques, de l’Asset Management et des assurances. Douze régions, dont la GSA (Allemagne, Suisse, Autriche), recouvraient les autres branches. Lors de sa création, la société suisse était la sixième par sa taille dans la zone EMEIA; aujourd’hui elle occupe le dixième rang.
L’intégration internationale permit d’assurer une qualité uniforme à l’échelle mondiale. Dans le rapport de gestion de 2010, la promesse faite au marché était formulée en ces termes : « Delivering seamless, consistent, high-quality client service, worldwide ». Les effets d’échelle positifs d’une entreprise internationale intégrée étaient par ailleurs manifestes. Mais l’intégration signifiait aussi pour les sociétés nationales une diminution de leur souveraineté locale. « Kill the countries » : telle était la devise de John Ferraro, Chief Operating Officer d’EY Global. Du fait de la centralisation renforcée des compétences par exemple, les partners suisses ne pouvaient plus élire leur CEO eux-mêmes. Bruno Chiomento fut le dernier à être élu. Marcel Stalder, son successeur et actuel CEO, a été nommé par l’Executive Body d’EMEIA – mais seulement à l’issue d’un examen approfondi par les partners. Les partners suisses furent toutefois indemnisés pour la perte de leur autodétermination. En effet, ATAG était le premier exportateur net d’honoraires au sein du réseau d’EMEIA. De nombreux clients majeurs d’Ernst & Young étaient domiciliés en Suisse, même s’ils opéraient principalement sur des marchés étrangers. Les charges liées au suivi de la clientèle étaient donc générées en Suisse, mais l’essentiel des honoraires étaient réalisés dans d’autres pays. Pour corriger ce déséquilibre, des versements compensatoires pour les partners suisses furent négociés. Cette position exceptionnelle de la société suisse est encore honorée à ce jour au sein du réseau EMEIA.
La crise des subprimes eut des conséquences indirectes considérables sur la branche de l’audit et du conseil et fut suivie par une véritable vague de réglementations dans le secteur financier. Le Dodd-Frank Act entra en vigueur en juin 2010 sous la présidence de Barack Obama. Avec ses 541 articles, la loi devait restaurer la stabilité du marché financier et préserver les contribuables de la problématique du « too big to fail ». En Europe aussi, de nombreuses réformes furent votées. Les institutions de l’ESFS (European System of Financial Supervision) renforcèrent la surveillance du marché financier. Dans le cadre de la réforme Bâle III, des standards internationaux pour de nouvelles prescriptions en matière de fonds propres furent édictés. En Suisse, le contrôle du secteur financier fut étendu avec la création de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) en 2009. Les réglementations en cours constituent des défis pour les prestataires de services financiers, au même titre que les taux directeurs historiquement bas, fixés par les banques centrales pour combattre la crise.
Les bouleversements dans le secteur financier des dernières années ont été un important moteur de croissance pour Ernst & Young. Dès 2007, on avait commencé à « mettre l’accent sur les Advisory Services ». Sept ans après la cession à Cap Gemini des activités de « consulting » classiques, on se mit de nouveau à renforcer le conseil. « Si nous voulons progresser en tant qu’entreprise, c’est l’Advisory qui recèle le plus fort potentiel », avait déclaré Thomas Stenz, président du conseil d’administration, au printemps 2010 après deux années de crise et de vache maigre.
Le potentiel put être exploité. Dès lors, le secteur Advisory connut un essor considérable, avec des taux de croissance annuelle parfois supérieurs à 20 %, tandis que le conseil fiscal et juridique affichait des taux de croissance à un chiffre, et que l’audit stagnait en raison d’une saturation du marché. Si l’audit représentait près des deux tiers du produit total des activités de services d’Ernst & Young en 2006, ce chiffre est aujourd’hui de l’ordre de 40 %, tandis que les secteurs Advisory et Tax & Legal génèrent chacun un tiers du chiffre d’affaires. Entre 2010 et 2015, le secteur FSO Advisory, ou conseil pour les prestataires financiers, creva littéralement le plafond en quadruplant le chiffre d’affaires.
Parallèlement au conseil en matière de conformité, le domaine de la transformation numérique arriva au premier plan. EY élargit ses compétences dans ces deux domaines. Après l’acquisition par EY de Bluestone Consulting, un leader du conseil dans l’analyse de mégadonnées en France, et après l’intégration à Ernst & Young de Seren, une société britannique de conseil spécialisée dans le design numérique, la croissance se concrétisa aussi en Suisse : en 2015, une vingtaine de conseillers SAP d’Avenzia SA rejoignirent le secteur Finance Advisory d’Ernst & Young SA. L’activité de conseil dans le domaine de la numérisation doit être renforcée grâce à d’autres acquisitions et à l’investissement dans les collaborateurs.
Dès lors, il n’est pas surprenant que la succession de Bruno Chiomento à la tête de la direction générale ait été confiée au responsable de l’unité Financial Services. Marcel Stalder est CEO d’EY Suisse depuis le 1 juillet 2016. Et Bruno Chiomento préside le conseil d’administration. Marcel Stalder a commencé sa carrière en 1986 comme apprenti chez UBS. Puis il a suivi des études en économie d’entreprise avant de rejoindre ATAG Ernst & Young en 1996. Dans l’intervalle, il a travaillé chez EY aux États-Unis, où il a également obtenu le diplôme de Certified Public Accountant. En 2005, Marcel Stalder est devenu partner chez Ernst & Young Suisse et a dirigé le secteur assurances, puis les activités de conseil pour les prestataires financiers. Dix autres partners composent avec lui la nouvelle direction générale : Louis Siegrist, Andreas Blumer, Stefan Marc Schmid, Alessandro Miolo, Patrick Schwaller, Matthias Bünte, Adrian Widmer, Daniel Gentsch, Thomas Brotzer et Stefan Rösch. Outre Bruno Chiomento et Marcel Stalder, le conseil d’administration comprend Philip Robinson (représentant pour les secteurs industriels), Andreas Blumer (représentant pour les services financiers) et Laurent Bludzien (représentant de la Suisse romande et du Tessin). Au sein des comités de direction élargis, les services GSA (Allemagne, Suisse, Autriche) et FSO (Financial Services Organisation) sont désormais représentés sur une base plus homogène. L’objectif réside dans un rapprochement des deux entités dans le pays, dans l’esprit de la devise : « One EY ».
Le nouveau millénaire apporta un profond changement non seulement sur le plan des activités, mais aussi en matière de politique des ressources humaines. Celui-ci concerne surtout le nombre de collaboratrices. Le secteur fiduciaire et de la révision a longtemps été un domaine exclusivement masculin en Suisse. Le diplôme d’expert-comptable a été délivré à une femme pour la première fois en 1980 seulement. La profession a été hésitante à accueillir un visage féminin dans les années nonante, toutefois 17,3 % des diplômes d’expert-comptable, d’expert fiscal et d’expert fiduciaire décernés par la Chambre ont été obtenus par des femmes en 1994. En 2015, ce taux est monté à 29 %. La féminisation de la profession a été particulièrement tardive en Suisse. Aux États-Unis, les femmes ont commencé à investir la branche de l’audit et du conseil dès les années huitante. Dans les pays d’Europe de l’Est, la profession était parfois dominée par la gent féminine. Pour autant, il serait hâtif d’en conclure qu’aucune femme n’avait jamais été embauchée dans une société fiduciaire par le passé. Selon les données les plus anciennes sur la composition du personnel de la Fiduciaire Générale SA, 31 personnes, dont « 11 dames » étaient employées au siège à Bâle en 1928. Le siège encore modeste de Zurich comptait six collaborateurs, dont « deux employées administratives et une apprentie ». Les femmes étaient affectées à des fonctions d’assistante dans les bureaux. Avec l’adoption des machines à cartes perforées, les emplois de contrôleuse et d’opératrice sont venus s’ajouter à celui de secrétaire, élargissant ainsi l’éventail des postes traditionnellement occupés par des femmes. En revanche, les femmes ont longtemps été absentes des fonctions de direction. En 1992, une femme fut invitée à la première assemblée des partners d’ATAG, d’où la formule d’appel « Chère Madame Salvi, chers collègues » sur la convocation destinée à plus d’une centaine de collaborateurs. Lors du partner buyout de 1998, trois femmes devenaient associées de la société.
Au XXI siècle, la situation commença à évoluer chez EY Suisse. Pour la première fois, le langage figuratif utilisé dans le rapport sur l’exercice 2001 accordait de l’importance à une représentation paritaire des collaborateurs de sexe masculin et de sexe féminin. Quelques années plus tard, l’initiative GROW (Growth and Retention of Women) fut mise en place pour confier davantage de postes à responsabilité à des femmes. Il s’agissait de rendre le travail chez Ernst & Young plus attractif pour les femmes, grâce à des modèles de travail flexibles, un système de mentorat entre un partner et une collaboratrice, et des conseils gratuits pour la garde des enfants. En 2016, 40 % des employés étaient des femmes, et la gent féminine occupait 12,5 % des postes de direction. Aujourd’hui, 19 des 142 partners sont des femmes.
Au-delà de la représentation hommes-femmes, le personnel est également devenu plus hétérogène. Aujourd’hui, EY Suisse emploie des personnes originaires de plus de 60 pays. Un tiers des salariés n’a pas de passeport suisse. En fin de compte, cette diversification du personnel reflète une forte concurrence pour l’embauche de collaborateurs qualifiés : « Especially in Europe we face a war for talent with a limited pool of skilled people and a strikingly more diverse labour market. » Ce constat a été formulé lors d’une assemblée de partners en 2006.
Parallèlement au personnel, le cadre de travail évolua aussi pour de nombreux employés. En 2011, les trois sites zurichois de Bleicherweg (ancienne « maison ATAG »), Stauffacher et Brandschenkestrasse furent regroupés dans un nouvel immeuble. 1100 collaborateurs ont ainsi transféré leur poste de travail dans le « platform », un édifice vitré de sept étages, conçu selon la norme Minergie, qui se trouve à côté de la Prime Tower à deux pas de la gare de Hardbrücke. Le bureau classique a cédé sa place à un « système de bureau à la carte » flexible. De nombreux salariés travaillent sur des postes ouverts non personnalisés, et disposent de cabines pour les appels téléphoniques. Aujourd’hui, « platform » est le lieu de travail de 1489 femmes et hommes, soit 56 % du personnel d’EY Suisse.
Par rapport aux débuts d’EY Suisse, le contraste ne pourrait être plus fort. Il y a cent ans, une poignée d’hommes suisses en costume vaquaient à leurs occupations dans un local de la Basler Handelsbank. Ils travaillaient avec crayons, stylos-plumes, machines à écrire, et une énorme quantité de papier. De temps en temps, ils passaient un appel téléphonique qui coûtait une fortune. Aujourd’hui, des femmes et des hommes de multiples nationalités travaillent dans un environnement ouvert avec des codes souples et des hiérarchies horizontales. Les employés se tutoient à tous les échelons. Des outils de communication modernes permettent des échanges de savoirs permanents, en temps réel, dans le monde entier. Dans l’esprit de cette tendance, EY a adopté une nouvelle devise en 2013 : « Building a better working world ».